L’Ordonnance bruxelloise du 22 juin 2023 en matière de contentieux locatif et d’expulsion : le législateur doit-il revoir sa copie ?

Le 1er septembre 2023 est entrée en vigueur une Ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 22 juin 2023 insérant dans le Code bruxellois du Logement les règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires et modifiant les moyens affectés par et au profit du Fonds budgétaire de solidarité.

L’objectif de cette réforme, tel qu’avancé par le législateur, est de prévenir au mieux les expulsions de logements, notamment par le renforcement des dispositifs d’accompagnement et d’orientation proactive à chaque étape des procédures pouvant donner lieu à la résolution d’un contrat de bail et à l’expulsion du locataire.

Cette nouvelle réglementation apporte des changements fondamentaux à la législation existante à Bruxelles en matière de baux résidentiels.

Le plus important d’entre eux est l’introduction dans l’arsenal législatif bruxellois d’un moratoire hivernal, interdisant l’exécution de toute expulsion entre le 1er novembre et le 15 mars de l’année suivante.

D’autres nouveautés également importantes pour les praticiens voient le jour, principalement en termes de délais et de formalisme procédural à respecter, sous peine de nullité.

L’on examine ci-après ces nouvelles règles, ainsi que la toute récente jurisprudence de certains Juges de paix refusant d’appliquer le moratoire hivernal.

Formalisme, délais et moratoire hivernal

Mise en demeure obligatoire

L’Ordonnance prévoit, tout d’abord, que « tout recouvrement d’une dette de loyer ou de charges doit commencer par une mise en demeure écrite adressée au preneur ».

Contenu de la mise en demeure

Cette mise en demeure doit contenir de manière complète et non équivoque toutes les données relatives à la créance, et doit comprendre au minimum les données suivantes :

1° l’identité, l’adresse, le numéro de téléphone et la qualité du bailleur ;

2° une description et une justification claires des montants réclamés, en ce compris les dommages-intérêts et les intérêts moratoires réclamés ;

3° la mention que la créance peut être remboursée dans un délai d’un mois – il s’agit du délai légal minimum – à dater de l’envoi de la sommation écrite ;

4° la mention que, en l’absence de réaction dans le délai ci-dessus, le bailleur pourra saisir le juge d’une action en recouvrement et/ou en résolution du bail ;

Dans le cas où le recouvrement est effectué par un avocat, un officier ministériel ou un mandataire de justice, le texte suivant doit impérativement figurer dans la lettre de mise en demeure, en caractères gras et dans un autre type de caractère : « Cette lettre concerne un recouvrement amiable et vise à éviter un recouvrement judiciaire (assignation au tribunal ou saisie) ».

Mode introductif d’instance : la requête

La procédure doit être introduite par requête écrite déposée au greffe de la Justice de paix compétente.

Si le demandeur introduit la procédure par citation d’huissier, les frais de cette citation resteront à sa charge, sauf si la citation est justifiée par le fait que le défendeur n’est pas inscrit aux registres de la population.

Contenu de l’acte introductif d’instance

À peine de nullité, la requête (ou la citation) doit contenir :

1° l’indication des jours, mois et an ;

2° les nom, prénom et domicile du demandeur et, le cas échéant, son numéro de registre national ou numéro d’entreprise ;

3° les nom, prénom, domicile, et si ces informations sont connues du bailleur le numéro de téléphone et, le cas échéant, l’adresse électronique de la personne contre laquelle la demande est introduite ;

4° l’objet et l’exposé sommaire des moyens de la demande ;

5° la signature du demandeur ou de son avocat.

À peine de nullité également, doivent en outre être annexés à l’acte introductif d’instance lorsque celui-ci comprend une demande d’expulsion :

1° un certificat de domicile du défendeur, sauf si celui-ci n’est pas inscrit aux registres de la population ou aux registres des étrangers ;

2° une copie de la mise en demeure préalable ainsi que de la preuve de son envoi au moins un mois avant le dépôt de la requête (ou avant la signification de la citation).

Délais de comparution

Lorsque la demande est introduite par requête, les parties sont convoquées par le greffier, sous pli judiciaire, à comparaître, dans les quinze jours de l’inscription de la requête au rôle général, à l’audience fixée par le Juge de paix.

Le délai de comparution est porté à 40 jours lorsque la requête (ou la citation) comporte une demande d’expulsion.

Communication au C.P.A.S. des demandes d’expulsion

Toute demande tendant à l’expulsion du logement d’une personne physique est communiquée au C.P.A.S. de la commune où se situe le logement.

Selon que la demande est formée par requête ou par citation, le greffe ou l’huissier de justice transmet une copie de l’acte introductif d’instance au C.P.A.S., par voie électronique. Cette communication contient l’indication de la date à laquelle l’affaire est fixée.

Le C.P.A.S. offre, de la manière la plus appropriée, d’apporter son aide dans le cadre de sa mission légale.

Conciliation préalable

Le Juge de paix tente de concilier les parties.

En cas de non-conciliation (ou d’absence du défendeur à l’audience), le Juge de paix statue sur le litige, au fond, et son jugement indique que les parties n’ont pu être conciliées.

L’Ordonnance prévoit que « la résolution du contrat (et donc l’expulsion) ne pourra être prononcée que si la créance ne peut être apurée dans le respect de délais raisonnables, eu égard à la situation des parties, ou sur le constat de ce que la résolution du contrat constitue une décision proportionnée au regard des manquements qui fondent la demande ».

Notification des décisions d’expulsion

Toute décision d’expulsion d’un logement doit être portée à la connaissance du C.P.A.S. La notification d’une copie de la décision se fait par le greffe en même temps qu’il communique la copie non signée de la décision aux parties et, le cas échéant, à leurs avocats.

La décision d’expulsion est également communiquée par le greffe à un tiers de confiance désigné par le Ministre, simultanément à sa communication aux parties et au C.P.A.S.

Le tiers de confiance a pour mission de transmettre à l’Observatoire du Logement différentes informations (les données à caractère personnel sont supprimées) permettant à ce dernier de disposer, autant que faire se peut, d’une vue globale de la situation en matière d’expulsions à Bruxelles.

Délai d’expulsion et informations préalables

Le principe est qu’aucune expulsion d’un logement ne peut être exécutée qu’après un délai d’un mois suivant la signification du jugement.

Le Juge peut néanmoins prolonger ou réduire ce délai à la demande du locataire, de l’occupant ou du bailleur qui justifie de circonstances d’une gravité particulière, notamment les possibilités de reloger le locataire dans des conditions suffisantes respectant l’unité, les ressources financières et les besoins de la famille. Dans ce dernier cas, le juge fixe le délai dans lequel l’expulsion ne peut pas être exécutée, en tenant compte de l’intérêt des deux parties et dans les conditions qu’il détermine, dont le paiement d’une indemnité d’occupation dont la somme mensuelle ne peut être supérieure au montant du loyer.

L’expulsion d’un logement ne peut avoir lieu qu’à l’expiration d’un délai de quinze jours ouvrables après que l’huissier a avisé, par courrier, le locataire ou les occupants du bien de la date à laquelle il y procédera.

Moratoire hivernal

Aucune expulsion d’un logement ayant fait l’objet d’un bail d’habitation ne peut être exécutée du 1er novembre au 15 mars de l’année suivante.

Il peut être dérogé à cette interdiction, par une décision spécialement motivée quant au caractère impérieux de l’expulsion, dans les hypothèses visées aux points 2°, 3° et 4° ci-dessous, c’est-à-dire lorsque :

1° une solution de relogement est disponible ou que le locataire a quitté le logement ;

2° l’état de salubrité et/ou de sécurité du bien justifie que l’occupation ne puisse perdurer au-delà du délai de principe d’un mois à dater de la signification du jugement ;

3° le comportement du locataire est à l’origine d’une mise en danger qui rend toute prolongation de l’occupation impossible ;

4° le bailleur se trouve dans une situation de force majeure qui lui impose d’occuper le logement à titre personnel.

Pendant la période du moratoire, l’indemnité d’occupation telle que fixée par le jugement d’expulsion, reste due.

Refus par certains Juges de paix d’appliquer le moratoire hivernal

À peine entrées en vigueur, les dispositions de l’Ordonnance relatives au moratoire hivernal se heurtent déjà au refus de certains Juges de paix de les appliquer.

L’argumentation développée dans les toutes récentes décisions prononcées (un jugement du 13.09.2023 de la Justice de paix du canton d’Uccle et deux jugements du 28.09.2023 de la Justice de paix du 2ème canton de Bruxelles) se fonde sur les articles 11 et 159 de la Constitution.

L’article 11 de la Constitution stipule que « la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination. À cette fin, la loi et le décret garantissent notamment les droits et libertés des minorités idéologiques et philosophiques ».

L’article 159 de la Constitution prévoit quant à lui que « les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois ».

Les jugements dont question ci-dessus rappellent que la section législation du Conseil d’État, dans son avis sur le projet d’ordonnance insérant dans le Code Bruxellois du Logement les règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires et modifiant les moyens affectés par et au profit du Fonds budgétaire de solidarité, a clairement énoncé que :

« Dans la mesure où il interdit temporairement l’expulsion d’un locataire qui ne remplit pas ses obligations, le régime en projet constitue une ingérence dans le droit de propriété du bailleur. Une telle ingérence dans le droit de propriété doit réaliser un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la protection du droit au respect des biens. Il faut qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. Dans la mesure où le régime en projet rend temporairement impossible l’exécution d’un jugement d’expulsion, il implique également une restriction du droit d’accès au juge. En effet, ce droit comprend également le droit d’exécuter des décisions judiciaires définitives.

(…)

Force est de conclure que, dans la mesure où l’article 233duodecies en projet prévoit une interdiction des expulsions au cours de la période comprise entre le 1er novembre et le 15 mars de l’année suivante, le régime en projet ne ménage pas un juste équilibre entre, d’une part, les intérêts du locataire d’un bien immeuble dont l’expulsion est suspendue et, d’autre part, les intérêts de propriétaire-bailleur, de sorte que cette mesure constitue une restriction excessive et au respect des biens du second ».

Les magistrats cantonaux en concluent ensuite qu’en ne retenant que trois cas spécifiques pour échapper au moratoire hivernal, l’article 233duodecies du Code bruxellois du Logement est discriminatoire, et peut dès lors ne pas être appliqué.

Madame la Juge de paix du 2ème canton de Bruxelles expose ainsi, dans ses deux jugements du 28.09.2023, que :

« En empêchant l’expulsion durant le moratoire hivernal, même dans le cas où le contrat de bail a correctement pris fin, le législateur Bruxellois rompt le juste équilibre entre les intérêts des parties ».

Monsieur le Juge de paix du canton d’Uccle, dans son jugement du 13.09.2023, considère de son côté que :

« L’article 5.69 C.C. consacre le principe de la convention-loi précisant que le contrat valablement formé tient lieu de loi à ceux-qui l’ont fait, l’article 5.73 C.C. ajoutant que le contrat doit être exécuté de bonne foi.

En ne permettant pas d’expulsion entre le 1er novembre et le 15 mars de l’année suivante, même dans le cas où certains contrats de bail ont correctement pris fin, conformément aux règles édictées par le C.B.L., ou suite à des accords transactionnels conclus entre les parties permettant l’expulsion, ou suite à un non-respect flagrant, récurrent et soutenu de son obligation de paiement de loyers, la non-conclusion d’une assurance couvrant sa responsabilité,… le législateur Bruxellois rompt le juste équilibre entre les intérêts des parties concernées.

Le Juge de Paix estime, dans ces conditions, que, dans ce cas spécifique, il peut déroger au moratoire hivernal et permet l’expulsion durant cette période ».

Il n’est pas impossible que d’autres Juges de paix bruxellois emboîtent le pas très prochainement.

Création d’un Fonds budgétaire régional de solidarité

L’Ordonnance du 22 juin 2023 crée un Fonds budgétaire régional de solidarité, géré par Bruxelles Logement.

Ce Fonds, qui est alimenté par le produit d’amendes et de frais administratifs perçus en application de diverses dispositions du Code bruxellois du Logement, prend en charge, partiellement ou totalement, les indemnités d’occupation dues pendant le moratoire hivernal et restées en défaut de paiement.

Le bailleur peut présenter sa créance au gestionnaire du Fonds budgétaire régional de solidarité. Les conditions précises d’introduction de la demande par le bailleur et de l’intervention du Fonds n’ont pas encore été fixées de manière précise à ce jour.

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